En
1977, Roger Lécureux et André Chéret
lâchaient une véritable bombe : la Mort de Rahan ! Cet épisode que nous vous proposons maintenant était
l'aboutissement du long cheminement d'une grande série.
Roger Lécureux, père de Rahan, de Capitaine
Apache, des Pionniers de l'Espérance et de bien d'autres
choses encore, nous a raconté l'histoire du fils de
Craô. La voici :
Serge
Rosenzweig :
II
y a 10 ans, Pif-Gadget lançait Rahan dès son
numéro l. Quelles sont les origines de Rahan ?
Roger
Lécureux : Rahan a bien plus de 10 ans. En fait, j'ai
créé cette série en 1958 pour les éditions
IMA. IMA, c'était des points de collection qu'on trouvait
sur certains paquets de nouilles. Ils avaient également
une publication et envisageaient d'y faire de la bande dessinée.
Les premiers essais de dessins ont été faits
par Bastard, le dessinateur d'Yves le Loup. Malheureusement,
ces dessins ont disparu et le dessinateur également.
En vérité, j'avais envie que ce soit Vaillant
qui l'éditè, et j'en avais parlé avec
le rédacteur en chef de l'époque, Jean Ollivier,
l'auteur de Docteur Justice. Puis cette tentative a été
enterrée, comme beaucoup d'autres. Et, en 1967, j'ai
proposé à nouveau cette série "Rahan"
pour ce que nous appellions alors la "nouvelle formule" et
qui devint Pif-Gadget.
Rahan
a donc deux fois dix ans ! dans ma tête, tout au moins ! (note du webmestre : 30+10 soit 40 ans en 1999)
S.R. :
Pourquoi une série de Préhistoire ?
R.L. :
Avant tout, parce que j'avais envie de changer ! J'avais traité
du western, du récit de guerre et de résistance
et de la science-fiction avec les "Pionniers". Et puis j'avais
envie de faire un personnage vraiment solitaire, presque égoïste.
Un héros seul, seul jusqu'au désespoir. Imagine
cet homme ! II n'avait pas d'arme lui ! Pas de colt ou de
rayon laser. Il n'avait que son corps et sa tête…
Et
ça, ça me tentait beaucoup !
S.R. :
Et son coutelas ?
R.L. :
Son coutelas, bien sûr. Mais c'est un autre phénomène.
Tous les gosses, toi, moi et les autres, se sont un jour sentis
forts face à la nature parce qu’ils avaient un canif
en poche. Pas tant à cause du canif lui-même,
mais à cause de tout ce qu'on imagine pouvoir fabriquer
avec un canif. Le coutelas, c'est pareil ! Seul avec un canif !
Rahan est un solitaire et, nous le savons, la solitude est
insupportable. Sa "quête" est donc de rompre avec cette
solitude qui le séduit et qui lui pèse.
S.R. :
Comment est née la série ?
R.L. :
L'idée de série proposée en 1967 a été
retenue en 1968 lors de l'élaboration de la formule
Pif-Gadget, avec d'autres séries comme Docteur Justice
par exemple. Mais ça n'a pas été facile.
On m'a même dit : "Roger, tu n'iras pas au-delà
de six épisodes avec cette idée-là :
une fois que "ton Rahan" aura inventé le radeau, il
ne pourra plus rien faire avec l'eau !" Cet exemple mis à
part, l’ensemble de l'équipe était favorable
à la série. Alors il fallait trouver un dessinateur.
Les essais de Bastard étant perdus, nous étions,
dix ans après, au point zéro ! Ils étaient
pourtant magnifiques, en bichromie, au lavis.
D'abord,
il y a eu Di Marco. Moi, je militais pour André Chéret
qui dessinait Bob Mallard à l’époque après
Hidalgo et Boureles.
S.R :
Pourquoi André Chéret ?
R.L. :
Au début pour une raison toute bête. J'avais
vu sur une planche de Bob Mallard, un magnifique dessin d'abeille,
un grand dessin de bas de page. Dans Rahan, il devait y avoir
beaucoup d'animaux et André faisait des animaux splendides.
André Chéret a toujours été un
très bon dessinateur. Il a donc fait les essais sur
Rahan.
Rahan
a même connu une période avant publication où
il était brun. En brun, il faisait immanquablement
penser à Tarzan, et ça ne m'intéressait
pas. Il devint donc blond. De toute façon il fallait
qu'il soit ou blond ou brun puisque la bande paraîtrait
en noir et blanc !
Puis
on démarre, Rahan prend forme et vie. Par contrecoup,
il nous communique une part de la force qu'il vient d'acquérir,
et de plus en plus je crois en lui. Parce que tu vois, c'est
bête à dire, mais j'adore les gosses (note du webmestre : En français de France les
gosses désigne les enfants). J’aime
raconter des histoires aux gosses. En vérité j'aurais
toujours aimé avoir autour de moi dix ou vingt gosses
à qui je raconterais des histoires. Pour réaliser
ce rêve, je n'ai trouvé qu'un moyen : faire de
la bande dessinée ! Et puis, il faut dire une
chose : un auteur de BD, c'est l'enfant qui croit le plus
à l'histoire qu'il raconte!
S.R. :
Tu crois à tes histoires ! on raconte que quand tu
écrivais des westerns, tu te chantais la musique tout
en écrivant l'épisode. C'est vrai ça
?
R.L. :
Pas exactement, mais presque : je mimais tout le scénario
en l'écrivant. Quand mon héros de western, Sam
Billie Bill, dégainait je dégainais avant lui.
S'il était touché, j'allais jusqu'à hurler
à voix haute en me renversant sur ma chaise : "Haaarg
!... les copains, je suis touché !... Ramenez-moi dans
mon Montana natal !..." Au début les copains comme
René Moreu ou Jean Ollivier étaient étonnés.
Mais à la longue, ils s'y sont faits. Et dans la rédaction,
plus personne ne levait la tête quand je
bruitais la charge d’une troupe d'Indiens et le fracas d’une
bataille. Tu sais, je vois tellement la scène dans
ma tête quand je l'écris, que je peux avoir en
regardant le dessin de grandes déceptions ou de grandes
joies. Chéret m'a donné beaucoup de grandes
joies.
S.R. :
Des Pionniers, de Teddy Ted, de Rahan, de Capitaine Apache,
de Sam Billie Bill et des autres, qui est ton préféré
?
R.L. :
Tu voudrais que je te dise Rahan ? Non, en vérité
je n'ai pas de préféré. Un père
ne doit pas en avoir ! Toutes ces séries vivaient dans
des genres différents. Je prépare pour Pif une
autre série de science-fiction après les Pionniers
de l'Espérance et qui s'appelle les Robinsons de la
Terre, donc le même genre. C'est évidemment celle-là
que je préfère, non pas parce quelle est meilleure,
mais parce quelle est à faire ; tandis que les Pionniers
c'est fait !
Et
puis. Rahan moralise toujours. Il m'échappe un peu,
tu sais. Il adopte parfois des attitudes que j'ai toujours
critiqué dans la vie, comme cette tendance qu'il a
parfois à vouloir "évangéliser" !!
S.R. :
Si Rahan moralise, c'est parce que tu le lui permets !
R.L. :
Je n'aime pas moraliser, mais j'ai envie de donner aux enfants
des images de certains comportements dans la vie. Tant pis
si ce sont des clichés ! C'est vrai que je souhaite
que les hommes soient frères ! C'est vrai que je souhaite
qu'on ne méprise pas le plus faible ! Les modes n'ont
pas d'importance pour moi ! Ce qui m'intéresse c'est
le comportement des hommes : les choses du cœur et de la raison.
S.R. :
Pas de préféré donc ! mais, quel est
le dessin qui t'a donné les plus grandes joies ?
R.L. :
Poïvet m'en donne beaucoup, Chéret aussi, Norma
également. Mes grandes joies, c'est quand le dessinateur
a compris mon image et qu'il a ajouté sa propre richesse.
Imagine Rahan en haut d'un grand arbre, au bord d'un lac par
exemple. Ça, c'est l'image et je la vois parfaitement
avec le graphisme de Chéret en l'écrivant. La
joie c'est quand cette scène se matérialise
en dessin, exactement comme ça, mais que dans le lac
se reflète un ciel magnifique, et que l'arbre adopte
une forme tourmentée parce que le dessinateur a ajouté
sa propre vision de l'ambiance de la séquence dramatique
qui précède ou qui va suivre, et qu'il la prépare
ou la perpétue. Tu comprends ? Chéret, pour
ça entre autres, est un excellent dessinateur.
S.R. :
L'avenir de Rahan, c'est quoi ?
Continuer,
d'aventures en aventures, avec une inconnue : rencontrera-t-il
une compagne ?...
Dans
ma tête, il en a déjà eu plusieurs. Mais
c'est difficile de manier un couple dans l'aventure de B.D.
S.R. :
Rahan aurait-il pu être une femme ?
Absolument.
Quel est "le don de héros" de Rahan ''.Tous les héros
ont un don. Quel est celui de Rahan ".Sa faculté d'observation
de la nature et des hommes. Ce don-là existe, et n'est
en rien la propriété des hommes.
S.R. :
Tu l'as pourtant voulu musclé et fort physiquement
?
R.L. :
Ouais ! Regarde les athlètes américaines ou
soviétiques... La force physique exclusive masculine
est bien remise en cause !
S.R. :
Mais Rahan est un homme...
R.L. :
Pour qu'il soit une femme il aurait fallu que l'auteur le
soit également. Techniquement, j'aurais pu en faire
une femme. Mais dans de nombreuses situations je me serais
trompé obligatoirement...j'aurais triché et
ça n'aurait pas été sérieux, pas
senti !
S.R. :
"La mort de Rahan" C'était quoi pour toi ? Un gag ?
R.L. :
Non. Mais c'est vrai que c'était un gag : je savais,
moi, que c'était un gag... j'avais lu la fin ! Bref,
c'est un exercice de style. Et puis je voulais aborder le
problème de la drogue. Pour cela, il fallait que je
change un peu le schéma de la B.D. La drogue, il fallait,
dans l'esprit de l'enfant, l’attaquer avec violence. Et quoi
de plus violent que la mort de son héros ? La drogue
c'est la mort... donc Rahan meurt !
S.R. :
Qu'as-tu envie de dire avant tout quand on te questionne sur
Rahan ?
R.L. :
J'ai envie de dire que je suis fier. Fier d'avoir inventé
un nouveau personnage BD. Je ne crois pas me tromper en disant
que Rahan est un personnage vraiment original. Sa force à
lui c'est l'observation de la nature des hommes ou plus exactement
l'application qu'il fait de ses observations. C'est de cela
dont je suis fier parce que ce héros connaît
le succès.
S.R.
: Le succès de Rahan tient-il à cela ?
R.L. :
Pas seulement, bien sûr. Le succès de Rahan tient
à tous les éléments qui le composent.
Mais l'analyse du succès d’une bande dessinée
se fait avant tout par rapport à l'histoire quelle
raconte. Une bonne histoire, bien illustrée, remporte
du succès. Une bonne histoire moyennement illustrée
également. Je ne donnerai en exemple que la série
Jean et Jeannette illustrée par Souriau vers 1950.
Elle a remporté un immense succès parce que
l'histoire était vraiment accrochée à
l'époque. Une mauvaise histoire, même magnifiquement
illustrée, ne peut passer la barre du public. Regarde
ce que fait Philippe Druillet, c'est absolument magnifique,
mais l'absence de récit le limite dès le départ.
Je ne raisonne pas ainsi parce que je suis scénariste.
Cette analyse ne résulte pas de mon expérience
de scénariste, mais de celle acquise au cours des 10
années où jetais rédacteur en chef de
Vaillant... le grand frère de Pif-Gadget. Au fait,
bon anniversaire... |